Anaïs : Pouvez-vous vous présenter ?
Benjamin Jolivière : J’appartiens au groupe RATP. Mon activité au sein de la RATP est un peu particulière, je m’occupe de tout ce qui est véhicule autonome, mais il n’y a pas de poste défini pour ce que je fais. C’est une activité où je suis parfois chef de projet ou maîtrise d’œuvre, parfois je réalise des études de marché ou je réponds à des appels d’offres, mais toujours en lien avec les véhicules autonomes. L’idée est de développer ces solutions et voir si cela fonctionne.
Précédemment, j’occupais des postes d’exploitation traditionnelle dans le réseau de surface autour des solutions de transport bus. Cela fait maintenant une vingtaine d’années que je travaille dans le transport de voyageurs et de marchandises.
A : Pouvez-vous nous en dire plus sur les projets innovants que vous menez ?
B.J : Il y a un nombre assez important de projets, certains sous le sceau de la confidentialité et deux autres, les plus importants, dont je peux parler librement.
Le premier est en cours sur le bois de Vincennes. Il est financé par l’ADEME (L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), il est le prolongement d’une expérimentation qui dure depuis 2017. La logique ici est de relier une station de métro à différents points dans l’axe nord avec la mairie de Vincennes d’un côté et le bois de Vincennes. Bois de Vincennes où on est plutôt sur une mobilité loisir et sur du test de navette autonome c’est-à-dire petit véhicule.
Le deuxième projet est de tester, sur une ligne en site propre de bus, des solutions autonomes. Actuellement, nous sommes sur la ligne 393 où des bus de différentes tailles vont s’enchaîner sur la ligne. Ce projet, comme les autres, est très impacté par la situation actuelle. Il y a énormément de retard, environ un an, et nous n’avons pas encore de phase ouverte / opérationnelle. Il y a donc peu de communication qui a été faite autour.
Voilà donc les deux projets actuels : d’un côté la création d’un nouveau produit de petit gabarit que sont les navettes autonomes et de l’autre un projet sur un produit traditionnel bus qui lui est automatisé au milieu d’une ligne régulière. Le fil conducteur reste le véhicule autonome que ce soit sur quelque chose d’existant ou sur quelque chose de nouveau.
A : Nous savons que la crise sanitaire a bouleversé la vie quotidienne ainsi que l’ensemble des activités humaines. Quels sont les impacts à vos yeux, à court et long terme sur l’univers des transports en commun ?
B.J : Je suis un peu mal à l’aise pour vous répondre sur la partie transport en commun, car je fais partie d’une micro niche.
En revanche, ce que je vois, c’est qu’à très court terme ma vision est très terre-à-terre. Sur tous les projets en cours, nous prenons énormément de retard. J’ai beaucoup de phases opérationnelles qui ont été retardées et j’ai un lien avec l’international, ne serait-ce que pour les capteurs qui ont des composants qui viennent un peu partout dans le monde, qui ont été freinés par cette crise. La mobilité est particulièrement touchée et je suis particulièrement impacté à court terme sur la partie projet.
On sent bien également, de manière générale et qui s’inscrit dans le contexte RATP, une baisse de trafic global et une désaffection des transports en commun. Je ne sais pas si c’est lié à une montée en flèche du télétravail ou si c’est lié à de fortes craintes des voyageurs face au contexte sanitaire. Toutefois, il va falloir du renouveau dans les transports en commun. Chaque fois qu’on perd du trafic pour un événement x ou y, il faut aller le rechercher, le regagner et la seule façon de réattirer les gens ou de reconquérir des parts de marché (si on se place dans une logique de marketing pure) c’est d’amener des choses.
De mon côté, ce que j’ai envie d’amener (vous n’allez pas me croire) c’est du véhicule autonome, de la sécurité par rapport à ça, de densifier et d’offrir des alternatives de transport face à ces nouveaux produits. Mais ce n’est peut-être pas la seule réponse, il va falloir trouver des réponses pour adapter la mobilité d’un point de vue innovation et d’un point de vue sécurité sanitaire, pour que les usagers se sentent rassurés et qu’ils reprennent en masse les transports en commun.
Quelques chiffres pour conclure : nous perdons environ 50% du trafic dans certains cas, c’est ce qu’on retrouve dans les différents articles, par rapport à une année 2019, qui devient aujourd’hui la référence, ce qui est énorme.
A : Quelles sont les plus grosses difficultés pour innover au sein d’un grand groupe ?
B.J : La RATP est née en 1948 ou en 49 selon si on s’arrête aux décrets ou à l’intention de départ. Lorsqu’on est né à cette période, on a plutôt l’âge d’une grande mère avec la volonté d’être plutôt prudente. La volonté d’innover et la logique d’innovation est très difficile à amener pour cette génération. En revanche, il y a des petits enfants et des petits enfants turbulents. L’innovation à la RATP de façon imagée, c’est la rencontre de ces deux générations : c’est bien d’être prudent tout comme c’est bien d’avoir du sang neuf et il faut réussir à ce que les deux s’entendent.
On peut rapidement se retrouver dans un conflit générationnel : entre un digital natif et l’autre qui a été élevé pendant la période des trente glorieuses, il y a un vrai fossé.
L’autre point, c’est que la RATP est un grand groupe avec des forces, financières notamment avec un très beau marché à Paris qui est une belle vitrine qui attire du monde, mais chez qui on retrouve une inertie liée au groupe. Dans ce cadre l’innovation n’est pas facile à porter; nous n’avons pas la flexibilité ni la façon de travailler d’une startup. C’est donc intéressant, mais compliqué.
A : Nous avons travaillé ensemble sur des sujets variés : le taux d’occupation, les
véhicules autonomes etc. Qu’attendez-vous du numérique aujourd’hui pour accompagner un opérateur dans ses innovations ?
B.J : Aujourd’hui je vois le numérique comme une façon de moderniser un produit existant : amener plus de modernité pour plus de mobilité. Ça fait très slogan publicitaire dit comme ça, mais l’idée est de choisir la bonne dose de numérique au bon endroit : il y a des choses où il faut laisser l’ancien système et d’autres où il faut amener plus de service, plus d’informations, parce que c’est ce que les voyageurs attendent.
Ce qu’ils veulent, c’est avoir accès via le smartphone à un niveau d’information et un niveau de commande qu’ils connaissent et expérimentent déjà dans d’autre environnement qui sont plus concurrentiels.
Pour reprendre la même métaphore de la grand-mère : nous n’avons pas la même concurrence et le même environnement qu’Amazon ou des produits qui ont tout de suite poussé le virage numérique. Le transport routier est devenu hautement concurrentiel alors que le transport de personnes l’est moins.
Les modes de consommation et de production aujourd’hui ne sont pas encore suffisamment numérisés dans ces domaines-là du fait de la concurrence et des volumes de marché. Le volume de marché transport en commun comme la RATP quand on le compare à un géant comme Amazon, est tout petit à côté. Il n’y a pas les mêmes enjeux, ni exogènes ni en termes de taille pour faire suffisamment de numérique. Aussi, il ne faut pas perdre l’idée qu’il faut toucher un panel extrêmement large et c’est là la grande difficulté de réussir à concilier les deux.
Nous avons discuté de manière informelle de ce que l’on aimerait comme façon de consommer le transport : vous aimeriez qu’il soit auprès de votre porte et avec une information voyageurs de qualité. Mais aujourd’hui comment gère-t-on une autre partie de la clientèle qui a une façon de consommer toujours un peu “mère-grand” et pour qui ce système-là leur va bien, car c’est leur repère et cela correspond à leurs attentes. Comment je fais vivre les deux aujourd’hui ?
Le numérique va être une réponse, côté exploitant pour donner dans son offre une certaine souplesse pour réussir à répondre aux attentes de ce large panel générationnel, du petit fils à la grand-mère. e problème, c’est que le numérique seul ne suffira pas, il va falloir que la partie réglementaire qui régit les transports change et que les états d’esprits changent également.
A : Merci Benjamin !