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Anaïs : Pouvez-vous vous présenter ?

Pierre Lancien : Je suis communicant dans le monde des mobilités et des transports depuis bientôt 30 ans.
J’ai évolué dans différentes sociétés avec cette passion qui m’est venue sur ce secteur d’activité. J’ai créé des sites, des revues, des journaux, j’ai été patron des différents salons RNTP et Transport Public, j’ai donc travaillé avec toutes les institutions et les autorités en place.
J’ai vu évoluer ce milieu-là, un milieu qui était regardé au départ avec un peu de mépris pour finalement arriver à un monde de startuper, avec un MaaS (Mobility as a Service) transit optimisé, valorisé, amélioré et avec une évolution des mentalités et de la vision même des transports.
Cette évolution a été fulgurante au regard du siècle dernier. J’ai vu le retour du tramway, le retour du ferroviaire en centre-ville, le retour du transport guidé, la rétrocession de l’autorité de l’État vers les régions en 2000 et l’émergence de tous ces petits jeunes, géniaux et dynamiques qui créent des produits pour optimiser encore plus la fluidité du trafic et la fluidité des personnes dans des méga métropoles qui ne cessent de se densifier.


A : Après avoir travaillé plus de 30 ans dans le monde des transports, quelles évolutions les plus marquantes avez-vous perçues ?

P.L : Le monde des transports a vécu une révolution, c’est évident. Louis Gallois a d’ailleurs été le porte-drapeau de cette révolution, puisque l’État lui avait confié cette mission de le libérer de la situation de monopole de la SNCF qui ne satisfaisait plus à la rigueur européenne. J’ai vécu ce moment-là en tant que patron d’un groupe de presse spécialisé en ferroviaire.
Il y a eu également l’arrivée des équipes de Guillaume Pepy qui avaient une vraie vision du transport de masse et de ce que devrait être le transport. À cette époque d’ailleurs (97-98 2000) on ne parlait pas de mobilité. Le transport, c’était un métro mal perçu, un ferroviaire TER abandonné au profit du Train à Grande Vitesse : on mettait 2 h pour aller à Lyon et on mettait 2 h pour aller à Mantes-la-Jolie (78200, Yvelines). En effet, les transports de proximité n’ont pas été pris en compte dans la dynamique de redressement du pays après-guerre et ce jusque dans les années 90-2000.
De Gaulle décide de mettre en place des trains à grande vitesse, qui ont été améliorés par la suite par Valéry Giscard D’Estaing. Dans le même temps, la voiture se développe et on vend des voitures pour faire ce qu’on appelle du transport pendulaire pour se rendre au boulot. Comme cela créait des bouchons, on a créé des routes en se disant que ça permettrait de fluidifier le trafic ; or en créant des routes, davantage de voitures ont été vendues et les embouteillages se sont multipliés.
C’est l’impasse : un ferroviaire obsolète et des projets de lignes à grande vitesse dont le coût au kilomètre ferroviaire est exorbitant, c’est-à-dire qu’on ne peut pas rentabiliser un kilomètre ferroviaire compte tenu de la population qui utilise les TGV, il n’y que 3-4 voir 5-6 lignes de TGV qui sont rentables, le reste roule à perte. À cela s’ajoute une saturation de l’infrastructure routière par des voitures qui ne servent à rien et qui sont utilisées à 5% de leur durée de vie et qui sont à l’arrêt 95% du temps restant.
On arrive à ce schéma de saturation complète avec une ambition de toujours plus densifier les métropoles et une désertification des campagnes et des régions. Il faut donc un rééquilibrage géographique et territorial qui passe inévitablement par la colonne vertébrale des transports. Car les économies reposent sur la fluidité, la mobilité des marchandises et des personnes.
Comment fait-on pour rééquilibrer tout ça dans une Europe hyper dynamique et avec l’arrivée d’une mondialisation ?
En 2000, on commence à se poser la question de l’environnement avec le réchauffement climatique et des particules fines dont tout le monde connaît la nocivité, et ce, depuis 1970 puisque des travaux sur le diesel ont commencé dans les années soixante. À cette date, on sait déjà que commercialiser à outrance des voitures diesel va générer une augmentation de la mortalité et entraîner la mort de 40 000 personnes par an.
À cette même période, l’État donne, pour réhabiliter le ferroviaire, l’autorité aux régions qui deviennent ainsi autorités organisatrices sur le ferroviaire. Elles récupèrent du matériel obsolète et des infrastructures à refaire, qui coûtent énormément d’argent.
Mais à partir de là, le nouveau matériel Bombardier arrive, les nouvelles lignes, les nouveaux usages, des nouvelles communications auprès des usagers permettent aux trains de se remplir de nouveau. On observe tout de suite une baisse de la vente d’automobile. D’ailleurs, lorsqu’on propose une alternative aux usagers, ils la prennent.
C’est d’autant plus frappant aujourd’hui pour le cas des vélos : lorsque l’on met des pistes cyclables et lorsqu’il y a une valorisation des vélos à assistance électrique, tout le monde prend le vélo. On abandonne cet outil représentant une forme de modernité dans les années soixante qui est la voiture, pour un mieux vivre, avec des réflexions différentes, une éducation différente par rapport aux mobilités. C’est un vrai mouvement qu’il y a eu, mouvement qui était le miroir de la société.
En 2005, on commence à parler de la notion de mobilité et dorénavant ce qui compte, c’est de se déplacer et d’être mobile et non immobile dans une automobile qui est plantée sur des routes et dans les embouteillages.
S’ensuit la crise de 2008 qui lamine tout le monde. Mais c’est à la sortie de cette crise-là que la mobilité intelligente émerge. De la numérisation de l’information à l’appréhension des smartphones, la technologie se mondialise, avec une compréhension universelle. Aujourd’hui tout le monde parle des dialectes différents, mais tout le monde comprend le langage Apple, Microsoft, Samsung, etc. C’est grâce à ce langage commun que le MaaS (Mobility As A Service) va émerger.
D’ailleurs, en tant que commercial terrain et éditeur, j’ai fait beaucoup de déplacements et je trouvais hallucinant que lorsque je descendais à Lyon par exemple, je ne savais comment faire pour acheter un ticket de métro. Je montais donc dans un taxi, car il n’y avait pas d’accessibilité aux transports.
C’est en 2010-2015 avec le MaaS qu’ont émergé des outils comme les vôtres et des startups qui avaient une intelligence transport et qui ont adapté leur réflexion avec l’utilisation des smartphones. C’est à ce moment que le transport a intégré les mobilités : au départ il y avait les transports, puis il y a eu les mobilités et les mobilités ont cannibalisé les transports. Dorénavant on parle des mobilités.
Le transport maintenant est presque devenu une terminologie utilisée dans le transport de marchandises dans la logistique et le fret.
Aujourd’hui les jeunes ne passent plus leur permis, n’achètent plus de voiture et les communicants tentent de trouver une alternative à l’ego masculin sur l’automobile. Maintenant, les gens achètent des voitures qui se ressemblent toutes, qui consomment de moins en moins et qui sont pratiques quant à une utilité (l’autopartage, le covoiturage etc, c’est-à-dire pour une vraie dynamique et une vraie intelligence).
Toutes ces étapes se sont faites en seulement 20 ans. Ce n’est rien par rapport à l’échelle du temps et c’est pour ça que je suis très positif.
Il y a 20 ans, on ne parlait que de ferroviaire, les cadres dirigeants de la SNCF et de Keolis me disaient “c’est dévalorisant de travailler dans le transport”. Alors qu’aujourd’hui c’est hyper valorisant de bosser dans les mobilités. Ce n’est plus du tout le même métier, plus du tout la même compréhension, plus du tout la même intelligence. C’est passionnant.
D’ailleurs, je n’ai parlé que d’une évolution généralisée des transports, mais il y a eu aussi l’évolution des mobilités propres : du tout diesel aux nouvelles alternatives.
Sur les salons de l’époque on montrait du matériel : des bus, des cars etc. Aujourd’hui plus aucun constructeur ne vient avec son matériel. Il y a de toute façon que du matériel électrique ou hydrogène, des technologies qui n’intéressent pas les élus.
Les exposants viennent dorénavant avec des solutions globales, comme le MaaS. Ils ne viennent plus vendre un bus, mais des solutions : avec les bornes, le personnel, le service après-vente et la technologie pour aller avec les smartphones. Mais également avec des offres de financement : des offres de rachat ou encore des offres de réintégration de l’électricité accumulée dans les bus pendant la journée. Par exemple sur des journées qui sont plus courtes que prévu par rapport aux batteries on peut revendre l’électricité du bus sur le réseau finançant le surcoût du matériel roulant : un système innovant.


A. Nous savons que la crise sanitaire a bouleversé la vie quotidienne ainsi que l’ensemble des activités humaines. Comment a-t-elle impacté d’après vous l’univers des transports ?

P.L : La crise sanitaire, c’est ce qui peut sauver les mobilités.
Tout d’abord cela va servir le MaaS de manière assez incroyable. Personne n’avait imaginé que le MaaS puisse prendre autant position et aussi vite.
La crise a fait émerger un nouveau mode travail et de nouvelles répartitions du temps de travail : tantôt en télétravail tantôt au bureau. Cela a réduit le nombre de consommateurs dans les transports et moins de gens dans les transports veut dire moins d’usure du matériel roulant et donc moins de coût pour les régions et pour l’État.
Les transports vont être de plus en plus acceptés et acceptables. Il y a aura beaucoup moins de saturation et les autorités organisatrices vont utiliser du Zenbus pour pouvoir adapter l’offre de transport. On pourra par exemple prévoir plus de bus s’il y a un match de foot avec une densité importante.
Il y aura réellement une nouvelle intelligence de consommation qui va émerger de cette crise sanitaire et grâce au MaaS et toutes ces applications, les choses vont être mieux appréhendées et mieux gérées.
La crise sanitaire, c’est terrible, mais je sens des espaces immenses pour cette nouvelle mobilité : moins de monde, moins de gestion et des problématiques différentes et plus intelligentes. Je pense que pour les transports, il sortira du bon de la crise sanitaire.
Le risque évidemment, c’est de reprendre la voiture par inquiétude, car il y a une mauvaise communication. Mais l’intérêt personnel ne peut pas primer sur l’intérêt d’une problématique comme les transports publics. Les politiques ne doivent pas céder à la pression et doivent continuer dans la voie du développement des transports publics et des mobilités. Car aujourd’hui on a tous les outils pour les meilleurs transports possibles, la France étant leader mondial des transports publics.


A : De votre côté, comment vivez-vous cette crise et adaptez-vous vos activités au contexte ?

P.L : J’ai un métier de contact, de relation. Après avoir créé et travaillé dans plusieurs sociétés j’ai fini par créer des colloques, car j’ai un énorme réseau et que je commençais à m’ennuyer aux colloques et aux tables rondes auxquelles je participais. J’avais une idée différente sur la manière de faire circuler les idées sur le transport public et les mobilités. Je ne voulais pas que les gens soient coincés, mais qu’ils soient fluides et qu’ils aient une approche moins professorale.
J’avais donc créé des événements confraternels, assez marrants où les gens se retrouvaient, en essayant de faire venir des institutions, des industriels, des usagers, des AOM pour que tout le monde se mélange, discute. Ces colloques ont bien fonctionné.
Concernant la presse, il a fallu qu’elle évolue aussi avec la numérisation de l’information. J’ai donc créé un site internet et des newsletters, toujours sur une base de données acquise au bout de 30 ans de métier.
En attendant l’ouverture des fenêtres, je transforme ces colloques en guides numériques et papiers pour continuer à faire vivre le débat sur les mobilités et le transport.


A : La LOM (Loi d’Orientation des Mobilités) impose aujourd’hui aux acteurs de la mobilité d’ouvrir leurs données transports, statiques, mais aussi dynamiques. Quel regard portez-vous sur ces nouvelles exigences ?

P.L : C’est évidemment indispensable que les données soient échangées sur les deux niveaux de données : statiques et dynamiques. C’est bien que les législateurs s’en soient emparé et qu’ils l’imposent. Comment voulez-vous que Zenbus s’en sorte si l’autorité organisatrice avec laquelle il signe ne lui fournit pas ses données statiques ? Cette loi me paraît évidente.


A : Zenbus utilise le numérique pour répondre à des enjeux d’attractivité et de performance du transport collectif. Quelle est votre perception de ces enjeux ?

P.L : Comme dit précédemment, selon moi, le transport et les mobilités, c’est la colonne vertébrale de nos économies et de notre système. Si on n’a pas d’infrastructures optimisées on n’a pas d’économie. Je suis convaincu que tous les outils sont bons pour optimiser les transports publics et les valoriser par une communication intelligente. Et les outils numériques sont évidemment les bienvenus.
D’ailleurs j’ai fait un guide sur le sujet qui s’appelle Mobily-cités et qui sort le 15 juin 2021, tiré du colloque “les rencontres du MaaS” dans lequel je fais un inventaire complet des solutions numériques qui sont utilisées dans le transport public et également dans les véhicules et les navettes autonomes.
J’ai vécu de grandes évolutions en 30 ans et dans 20 ans, il y aura probablement des taxis volants. Ça ira beaucoup plus vite, ça sera beaucoup plus fluide, les bus seront moins usés et les élus auront plus d’argent à investir dans un développement intelligent de leur transport public.
Encore une fois, je suis utilisateur, je ne suis ni élu ni autorité organisatrice, ni exploitant de transport, j’ai seulement vu évoluer les choses de manière plutôt positive. Quand je vois que les constructeurs automobiles ne fabriquent plus leur voiture en Europe, je pense qu’on est sur la bonne voie.
La voiture, c’est l’enfer, il faut réinventer la société avec un transport public ultra efficace. Je sais notamment que Otis par exemple réfléchit à des trottoirs intelligents, puisqu’il va y avoir un vieillissement de la population en Europe, pour continuer à permettre aux gens de consommer avec des méga tapis roulants comme il peut y avoir à la gare Montparnasse. Les élus réfléchissent à ça en centre-ville pour pouvoir continuer à faire circuler les gens vieillissants. Ça aussi, c’est un sujet, il y a plein de choses qui évoluent !


A : Merci Pierre !